Les Racines de l’hiver – le poids de nos ancêtres chapitre 3 et 4

Chapitre 3

            Melvyn descendit du troisième bus à 21h30. Les transports en commun étaient pratiques, mais toujours plus lents que ce qu’on espérait. Il était arrivé à la deuxième des quatre gares de bus de Trets. Pas à proximité directe de son logement, mais non loin.

            Il lui restait une demi-heure avant la fermeture des commerces. Il décida de faire un détour par son épicerie préférée.

            Il arpenta les rues verdoyantes de la commune, cheminant sur les simples pavés qui avaient remplacé les trottoirs. Il jeta un œil sur les plantes qu’il croisait, vit des roses trémières et en cueillit quelques pétales. En les mâchant il se mit à saliver abondamment, comme le permettait la propriété mucilagineuse de cette plante.

            Il savait qu’elle n’aurait pas dû fleurir en cette saison normalement, mais quelle était donc la norme aujourd’hui ? Il sortit une pomme dans son sac et croqua de toutes ses dents.

             Admirant le « sous-bois » des rues de Trets, la canopée artificielle en vigne bio-augmentée et les immenses platanes rendaient la nuit bien noire. Les lampadaires à basse-consommation réglaient partiellement le problème, néanmoins ils n’éclairaient pas tant que cela. Quelques lucioles prenaient leur relais, virevoltantes et éclairant les différentes espèces végétales qui poussaient à tous les niveaux dans les rues.

            Les haies et parterres étaient magnifiques, quelques fruits et fleurs y trônaient encore. Janvier et Février étaient les deux seuls mois où il faisait « trop » froid pour ce spectacle. Bientôt ce jardin aux cent splendeurs et mille senteurs entrerait en hibernation.

            Il parcourut l’avenue Mirabeau sur quelques dizaines de mètres puis il vit l’enseigne du magasin « le blé d’art », il secoua la tête. Comme cette enseigne avait pu faire polémique lors de leur installation. Certains trouvaient cela moqueur voir insultant, d’autres trouvaient cela ridicule. Mais le jeu de mot avec bled, une fois expliqué, avait fait sourire Melvyn.

            Le mot bled peut désigner plusieurs choses, la signification qui avait été retenue par les deux gérants était « la région ». Leurs produits étant exclusivement locaux, le blédard donc car il était le magasin au service de la région et le blé d’art car, il fallait le reconnaître, ils faisaient du sacré bon pain.

            Il poussa la porte du magasin et y pénétra ce qui déclencha la petite clochette, il y avait deux clients déjà présents. De derrière le comptoir il aperçut Amandine, cette tornade d’énergie sous la forme d’une petite femme replète aux joues roses, un regard bleu pétillant, les cheveux rasés sur les côtés et monté en chignon complexe sur le dessus.

            Quand elle aperçut Melvyn à son tour elle leva les bras au ciel, et trépigna sur place. Elle lui intima de venir dans ces mêmes bras une fois qu’elle les redescendit à un niveau atteignable.

            Melvyn fit de grandes enjambées pour venir l’enlacer, il aimait ce petit rituel, elle était tellement avenante et tactile avec ses amis, ça lui faisait toujours chaud au cœur.

            « Alors dis-moi, mon Melv, qui es-tu allé taquiner aujourd’hui ?« 

            Elle le regarda malicieusement, tout en se saisissant d’une chips de pomme, qu’elle fit craquer en mordant dedans, sans détourner son regard de Melvyn.

            « Un prêtre et pendant un enterrement en plus … Faut vraiment être journaliste pour oser demander de mettre en pause le repos éternel. » Se vanta Melvyn.

            « Eh bé ! Tu as fait fort cette fois ! Et quand tu posais tes questions pendant la cérémonie, il répondait en latin ? En chantant ? » Plaisanta la jeune femme.

            Elle se mit à pouffer doucement quand Melvyn lui attrapa délicatement le bras et s’approcha de son oreille, pour lui confier.

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            « Si seulement, ç’aurait été un truc à filmer ça ! mais dur à sous-titrer. Non il faisait un enterrement en vraie terre.« 

            Elle recula son visage et le regarda avec des yeux ronds, étonnée au possible.

            « Sérieux !? En vr…, elle se tut en voyant le regard de Melvyn, pour de bon ? Mais je croyais que c’était interdit. «  Chuchota-t-elle

            « Ça l’est toujours mais il n’en a rien à carrer, c’était pour un ami à lui. Et je peux te dire qu’en plus d’être dévoué et courageux, il est drôlement sympa. » Lui expliqua Melvyn.

            « J’aurais adoré discuter avec lui, faudra que tu me dises quand l’article est publié !« 

            « Tu n’es pas inscrite à la newsletter ?« 

            « Oups … » Fit-elle, feintant la culpabilité.

            Elle lui sourit en lui passant l’index sous le menton, le laissant glisser dessus. La blague de la newsletter était une des habituelles de Melvyn. Elles étaient fortement déconseillées ces newsletters, des mails polluants pouvaient très bien peser négativement dans les jugements du C.I.G. Et il fallait mieux ne jamais contrarier le C.I.G.

            Lorsqu’il sentit la caresse d’Amandine il eut un petit frisson et son regard espiègle lui faisait toujours cet effet-là. Surtout depuis, depuis ces fameuses soirées …

            « On va bientôt fermer Monsieur, si vous n’achetez pas tout de suite on va devoir vous garder avec nous. » Fit une voix dans son dos.

            Melvyn se retourna pour voir qui l’interpellait de la sorte, un géant métis au teint halé, les cheveux courts, tout svelte lui souriait. Melvyn lui passa un bras autour du cou et l’attira à lui pour lui plaquer un baiser sur la joue.

            « Léo ! Comment tu arrives encore à me faire le coup ? Je connais ton magasin par cœur, et en plus avec ta taille ! » S’étonna le journaliste.

            « Je suis un farfadet, un grand mais j’ai de la poudre de farfadet, t’en veux ?« 

            Léo mima de passer son doigt sous le nez au mot poudre, Melvyn eut un petit rire. Le journaliste sortit sa boîte en fer et l’ouvrit, la découvrant vide, il se rendit compte que le trajet en bus avait été long.

            « En parlant de drogues, je viens faire le plein. » Revendiqua Melvyn.

            « T’inquiètes on a de la bonne directement venue du champs de menthe magique, du sorcier Roger. » Répondit Léo du tac-au-tac.

            Pour appuyer son côté dérision, Léo se mit à déambuler dans le magasin en oscillant de droite à gauche, comme un métronome. Mimant une attitude de gangster quand il passait à côté des clients, ce qui déclenchait leur incrédulité et leur amusement. Amandine et Melvyn le regardait faire, un sourire fat sur le visage. Ce n’était pas la première et surement pas la dernière fois où Léo se donnait en spectacle.

            Il revint avec un petit sachet, contenant vingt barrettes-à-mâcher. Toutes vert clair, qu’il déposa une à une dans la boîte de Melvyn.

            « Tu sais mon grand, avec ta consommation, une boîte plus grande, ferais en sorte que tu n’aies pas à rechargé tous les deux jours. » Raisonna le géant.

            « Je les aime fraîches ! Et puis, tu ne vois pas que je le fais exprès ? J’ai une excuse pour passer vous voir. » Argumenta Melvyn.

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            « Pas besoin d’excuses, lui rétorqua Amandine, tu passes quand tu veux, sans rien acheter, mais obligation de discuter.« 

            Melvyn sourit et prit sa boîte se préparant à la ranger, mais les mains de Léo et Amandine se posèrent sur la sienne. Il releva la tête et les regarda enlacés tous les deux le fixant du regard, à moitié malicieux et à moitié suppliant.

            « Tu ne veux pas rester, après la fermeture, ce soir ? » Lui demandèrent-ils.

            Il était souvent resté le soir avec eux pour discuter. Mais ce regard-là et ce ton, il savait bien que ce soir ils voudraient plus que discuter. Melvyn savait qu’à chaque fois qu’il l’avait accepté il ne l’avait jamais regretté. Mais pourtant il évitait assez souvent de dire oui, sans trop savoir pourquoi, il aimait bien leur relation actuelle et ne voulait pas l’altérer. Eux voulaient clairement plus, il ne se sentait pas prêt pour autant. Il leur fit un léger signe de la tête, contrit.

            « Je dois rentrer Jade et Léna m’attendent pour l’article, il devrait te plaire aussi Léo celui-là, une autre fois peut-être.« 

            « Bon d’accord tu t’en tires pour cette fois mais pas pour l’article, c’est quoi ? » S’enquit le géant.

            « Laisse le partir Léo, l’interrompit Amandine, je vais te teaser mon chou, lui dit-elle avant de se tourner vers Melvyn, vas-y Melv et à très bientôt.« 

            Melvyn prit la main de chacun et les embrassa, récupéra sa boîte et régla avec sa carte de monnaie locale.

             Les circuits courts, produits locaux et autres considérations de résilience des communautés avaient fait un sacré chemin depuis le début du siècle. Les monnaies locales s’étants développées sur tous les territoires, elles permettaient une circulation plus rapide des biens et services, dans un plus petit territoire. Il était devenu difficile de s’appauvrir ou de s’enrichir sans impacter ses voisins directs, ce qui avait relancé les solidarités entre voisins. Pour que cette monnaie permette de faire vivre tout le monde, il fallait qu’elle circule.

            Le maillage économique resserré qui en résulta permit la mise en place du revenu universel au niveau des régions, assez étrange, puisqu’il était qualifié d’universel.

             Mais chaque région pouvait adosser à la devise nationale une quantité colossale de monnaie locale, puis par le biais des impôts la redistribuer à ses citoyens.

             Sachant que les biens et services proposés à la vente étaient de plus en plus locaux, utiles et répondaient aux problématiques concrètes des gens du coin, l’argent revenait toujours à son point de départ. Les institutions régionales pouvant ainsi faire fonctionner tous les secteurs, simplement en redistribuant l’argent aux consommateurs et acteurs.

            En effet, les problèmes soulevés par un groupe d’habitants pouvaient maintenant trouver une solution, dans les propositions des entreprises voisines. Il n’était pas rare de voir un groupe de citoyens, déposer à la mairie un dossier complet de projet de travaux publics, en ayant fait eux-même les recherches et appels d’offres.

            Melvyn sourit en pensant à tout ce que, cette petite carte, contenait comme avancées sociales et économiques. Peut-être aussi un moyen de se détourner l’esprit de la proposition de ses deux interlocuteurs, il leur sourit espièglement et s’en fut du magasin. Melvyn prit la direction de sa colocation.

*

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            Il déambulait dans les lotissements résidentiels flânant au gré de ses envies, la route n’était pas longue mais les rues si joliment boisées et naturalisées, qu’il aimait s’y perdre.

             La route n’était plus que de la largeur d’un véhicule et on y voyait rarement un camion passer, pour les déménagements ou des livraisons tout au plus.

            Il était donc presque sans risques de se balader au milieu de la chaussée. Il jubilait intérieurement, cet article avec le prêtre, il en avait eu la primeur. Un de ses contacts habitait à Salignac même, aussi avait-il eu vent de l’enterrement avant tout concurrent, le blog ne s’en porterait que mieux.

            Perdu dans sa réflexion et dans les chemins fleuris, il ne se rendit pas compte tout de suite qu’il était arrivé chez lui. Une maison pavillonnaire avec un étage, toute simple.

            Simple certes, mais qu’est-ce qu’il s’y sentait bien ! Les murs étaient entièrement recouverts de lierre, ce qui permettait d’améliorer l’isolation naturellement lorsqu’il était bien taillé.

             Il y avait aussi le jardin optimisé avec diverses pratiques permacoles, adaptées à la région et aux températures grandissantes. La véranda qui leur permettait d’avoir des tomates en janvier et la terrasse où il passait son temps libre à écrire, prendre du bon temps autour d’un jeu, ou encore profiter d’un apéro avec ses amis.

            Il entra dans la propriété en passant le portillon et se rendit au poulailler, vérifiant que tout allait bien. Les poules dormaient et les œufs avaient été ramassés. Il entra alors dans la véranda, vérifiant ce qu’ils pourraient manger à minuit et cueillit quelques aromatiques. Soudain il vit de la lumière dans son dos, il laissa la récolte sur un pot et se retourna vers la porte d’entrée.

            Jade le regardait, appuyée contre l’encadrement de la porte, son visage aux cheveux rasés et artistiquement tatoué sur le côté gauche, lui faisait face. Elle semblait agacée, voire en colère. Melvyn n’aurait su l’affirmer et surtout pourquoi elle aurait pu être dans cet état.

            « ça va Jade ?  » S’enquit-il.

            « Oh, ouais, on a reçu une lettre du C.I.G mais ça va… » Peina-t-elle à marmonner

            « Aïe, pas le genre de bonne lettre ? » S’inquiéta Melvyn.

            « Si on cravache et qu’on prie, si ça peut aller, sinon … Ils vont enquêter sur l’utilité publique du site dans une semaine.« 

            Melvyn soupira en baissant les épaules. Les enquêtes étaient courantes mais irrégulières, la dernière qu’ils avaient subi datait de l’année dernière. Ils étaient passés avec quelques réprimandes sur leur manière de gérer le site et leur empreinte écologique. Jade secoua la main devant son visage comme pour chasser sa mauvaise humeur.

            « Mais bon on verra bien. Et ton interview ? Il était comment mon père le rebelle ? » L’interrogea Jade.

            « Un type admirable, c’est un ami qu’il a enterré et pourtant il m’a accordé l’interview. » Raconta Melvyn.

            « Eh bien j’ai hâte d’entendre ça, allez entre je vais nous faire une infusion.« 

            Melvyn suivit Jade dans l’entrée. Alors qu’elle se rendait dans la cuisine, il se dirigea vers le salon, enlevant ses chaussures qu’il rangea puis il partit en ligne droite en direction du canapé. Il s’y affala et se perdit à nouveau dans ses pensées, il dégagea ensuite son sac de ses épaules, se pencha pour le déposer mais quelque chose le retint. Il était enlacé dans des bras menus et il sentait quelque chose s’appuyer contre sa joue.

            « Salut Léna. » Dit-il avec un sourire.

            « Salut mon p’tit Melv. » Lui répondit une voix amicale.

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            Elle le laissa ensuite poser son sac et fit prestement le tour du canapé, se planta entre les jambes de Melvyn et s’assit dos à lui. Et d’une manière tout enfantine pointa du doigt son propre crâne. Melvyn secoua la tête, amusé, puis se saisit de la tête de Lena entre ses mains et commença à lui masser la peau, sous sa chevelure blonde mi-longue et raide. Elle semblait apprécier et émit un petit soupir en faisant rouler son cou.

            A ce moment-là Jade revint avec trois tasses pleines d’infusion, leur tendit les leurs et s’ancra confortablement dans le fauteuil du bureau juste à côté.

            « Alors c’est quoi cette histoire de C.I.G. ? « Entama Melvyn.

            « Une enquête banale, répondit Léna, ils veulent voir si on est toujours suffisamment utiles, si on informe bien la population. Mais il paraîtrait que leurs critères ont encore été revus à la hausse …« 

            « Urban decay et Provence alternative ont fermé, renchérit Jade, Quant à Hexagone renaissance, ils ont eu chaud.« 

            « Hexagone renaissance !? D’accord ils ont une baisse de régime depuis le départ de leurs trois scouts, mais quand même ! On ne fait même pas la moitié de leur trafic. »  S’étonna Melvyn.

            « Les critères, souffla Léna, sont plus qualitatifs cette fois.« 

            « ils renforcent l’analyse sur la redondance de l’information et le ratio visites/commentaires par article. » Ajouta Jade.

            « Donc si tu reprends souvent des news déjà publiées ailleurs et si tes articles commencent à perdre des spectateurs… Ça craint. Surtout qu’ils calculent ta perte, par rapport à ton précédent taux d’audience ! De plus si tu as trop de commentaires, quand bien même ce serait parce que l’article est apprécié, la page entière compte dans ton quota pollution. » Développa Léna.

            « Mais c’est injuste, s’indigna Melvyn, on doit éduquer notre communauté maintenant ? Leur dire de ne faire que des commentaires constructifs ? Et au quinzième ? On lui dit de fermer sa gueule ? On les supprime systématiquement ? On garde que les meilleurs selon nous ? Elle est où la liberté d’expression ?« 

            Les deux femmes levèrent leurs bras en même temps, joignant les mains et mettant un poing derrière leur main ouverte, paume tournée vers l’extérieur. Melvyn reconnut le geste pour dire de se calmer et lâchant doucement le crâne de Léna, il s’enfonça dans le canapé.

            « Heureusement qu’on a un article exceptionnel, le rassura Jade, amené par notre grand reporter. »

            « Ouiiii, super-Melv dans la Melv-mobile, s’écria Léna en lui tapotant frénétiquement les tibias, va nous sauver avec mon père la révolucion ! » Elle termina sa phrase avec un accent espagnol prononcé.

            Melvyn sourit à la réaction de Léna, il ne connaissait pas plus positive qu’elle. Et Jade au contraire très souvent négative qui essayait de le rassurer, cela lui montrait qu’il devait se donner un coup de pied au cul. Il se décala pour ne pas bousculer Léna et se leva brusquement, faisant craquer ses mains, il regarda l’ordinateur sur le bureau et s’exclama.

            « Très bien ! Laissez s’exprimer l’homme de la justice, le bruit de couloir révélateur, le mystificateur en slip par-dessus le collant ! » Tonna Melvyn.

            « Très bien superman le siège est à toi, répondit Jade, et n’oublie pas les lunettes Clark Kent, je vais faire à manger.« 

            « Ok alors c’est moi le deuxième avis, ton side-kick ! Ajouta Léna. Fais ça bien monsieur Kent, qu’on soit pas emmerdé.« 

            La rédaction de l’article commença alors. Pendant qu’ils réfléchissaient ensemble à la structure Melvyn raconta l’interview et l’enterrement. Léna eut plein de remarques et de rires embarrassés pour le récit, notamment lorsque Melvyn proposa le titre chargé d’humour noir de ‘Oh Papy, prend pas racines !’ .Jade souriait en les entendant. Puis ils ouvrirent leur site www.tonvoisinprévient.tr , le site local de Trets et des environs qui, en vérité, couvrait toute la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur dans les faits. Les interviews dans un autre département que les Bouches-du-Rhône devaient représenter seulement 10% de leur travail. Mais aujourd’hui, cela servirait plus que largement leur cause.

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Chapitre 4

            Le Mardi 14 Décembre, cinq jours après l’interview avec père Mathias. Melvyn était partit à 6 heures du matin en direction des champs citoyens de Trets, pour amener sa contribution à la ville. Il devait remplir ce devoir deux demi-journées par semaine.

            Trets était loin d’être la première à avoir mise en place ce qu’on appelait les champs citoyens. C’était une mesure de résilience des communes, qui venait des villages frontaliers d’Alsace et Lorraine. La crise pétrolière et alimentaire des années 2020 avait forcé les petites agglomérations à s’adapter. Les supermarchés étant de moins en moins alimentés, de nombreux produits venaient donc à manquer régulièrement en rayon. Ce fut vraiment catastrophique quand ce fut le tour des vivres, alors que le pays continuer d’exporter du vin par exemple.

            De nombreuses communes se mirent alors à produire de nouveau localement ce qu’il fallait pour subvenir à ses propres besoins. Pour de nombreux biens ce ne fut pas évident, mais la nourriture devint la priorité absolue. Aussi de nombreux terrains communaux furent réaménagés, requalifier et exploités en champs et en fermes. La main d’œuvre des fonctionnaires ne suffisant pas à entretenir tout cela, les mairies firent appel à leurs habitants.

            Contre leur effort et leur temps, les citoyens pouvaient accéder à des denrées à moindre coût. Certaines communautés allaient même jusqu’à rendre gratuite une part de la production, pour ceux qui avaient trimé. On vit donc naître des parcs nourriciers, des banlieues champêtres et des frontières vertes à toutes les sorties de villages. Les citoyens y étaient désormais engagés, comme pour payer leurs impôts.

            Cependant, mettre les mains dans la terre, avec ses voisins, pour en retirer ce que l’on retrouvait dans son assiette à midi, semblait nettement plus satisfaisant que de remplir une feuille d’impôts. Ce fut le cas pour la plupart des habitants, bien que cette obligation fût plus régulière et chronophage que la paperasse.

             C’est pour cela qu’ils n’étaient pas trop de trois à tenir le blog. Léna et Jade prenaient le relais ce matin, elles allaient couvrir les préparations des festivités approchantes de l’inter-commune.

             À 8 heures, Melvyn était en train de ramasser des choux lorsqu’il vit un homme en soutane approcher, au milieu de tous les citoyens en tenue de travail.

            Il posa le chou dans la cagette et se frotta les mains pour se débarrasser d’un maximum de terre, il finit par se redresser. En réajustant son chapeau et s’essuyant la sueur qui perlait sur son front, il vu plus clairement l’homme qui s’approchait.

            Inconnu au bataillon, ce n’était ni père Mathias, ni le père Jean de la paroisse de Trets. Il se rendit compte que le nouveau-venu se dirigeait expressément vers lui. Il était grand, les cheveux grisonnants, des lunettes rondes et une expression impassible.

            Melvyn prit le devant et le héla alors qu’il était encore à quelques mètres.

            « Bonjour, je peux vous aider ? » Demanda le travailleur de la terre.

            « Je le crois, mon fils. » Lui répondit l’homme d’église.

            Le prêtre enjamba les dernières rangées de légumes sans dire un mot de plus, arrivant au niveau de Melvyn il reprit son souffle et s’épongea le front, avec une étoffe de tissu. Melvyn lui tendit la main pour le saluer, le prêtre sembla hésiter un instant, puis lui serra vigoureusement avec un grand sourire. Il appuya même son autre main dessus pour renforcer le geste, Melvyn se rendit compte que le sourire était plus que forcé.

            « Je viens vous voir spécifiquement, reprit le prêtre, monsieur Billot.« 

            « Je vous écoute, monsieur ? » Lui accorda Melvyn.

            « Père Clément, je voulais m’entretenir avec vous à propos d’un sujet délicat.« 

            « Aïe.« 

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            Melvyn ne le sentait pas, cette discussion étrange prenait directement une tournure inquiétante.

            « Aïe effectivement, commenta le père Clément, je viens vous voir au sujet de l’article de votre blog. Celui sur le père Mathias qui est bien écrit, trop bien écrit.« 

            « Alors c’est un compliment, ironisa Melvyn, Pas la peine de vous déplacer pour cela mon père, un commentaire sur le site, aurait suffi.« 

            Le journaliste feint de retourner à ses choux mais il entendit le soupir désapprobateur du prêtre.

            « Ne faites pas l’idiot, Chuchota l’homme en soutane, et relevez-vous.« 

            « On peut parler à voix haute mon père, mon article n’est pas privé et votre commentaire non plus. » Essaya de le persuader Melvyn.

            Le prêtre s’agenouilla à côté de lui, assez près pour que personne n’entende.

            « Très bien vous voulez jouez au con ? J’espérais que cela se passerait mieux. Votre article remporte un soutien non désiré au comportement de père Mathias. Il était déjà assez populaire, mais comment voulez-vous que l’Église rassure les paroissiens, si ses représentants font n’importe quoi de leur côté ? » Le sermonna père Clément.

            « Je trouvais le père Mathias bien plus rassurant que vous. De plus il n’a fait que conduire une cérémonie religieuse. » Rétorqua le journaliste

            « L’enterrement dont vous parlez, soi-disant en vraie terre, n’est pas accepté par l’Église. Les gens vont finir par enterrer n’importe qui, n’importe où et n’importe comment. » Affirma le prêtre.

            « Eh bien si les gens préfèrent voir les restes de Papy faire pousser un arbre au fond du jardin, c’est glauque mais où est le mal ? » L’interrogea Melvyn.

            « Vous vous rendez bien compte que cette pratique se rapproche des fosses communes. Que si elle se répand, les criminels pourront enterrer n’importe où leur victime, rendant impossible leur localisation. Nous allons au-devant d’une anarchie mortuaire. » Clama Clément.

            « Vous faites bien de parler d’anarchie et pas d’anomie, vous avez juste peur que le business de la mort vous échappe. Les gens sont responsables et vous n’avez qu’à conduire les cérémonies, comme l’a fait le père Mathias.« 

            « Vous êtes bien naïf mon fils. Il faut une structure à tout cela sinon bientôt les gens s’improviseront prêtres. Il y aura des enterrements partout et les villes deviendront à nouveau des foyers d’épidémies. Ils ne sauront tout simplement pas gérer tout cela.« 

            « Eh bien occupez-vous en ! Structurez le marché de la mort, faites vous-mêmes les enterrements en vraie terre et continuez à vendre de belles croix de marbre ! Si vous avez des parts dans les pompes funèbres tant mieux pour vous. Et surtout foutez-moi la paix. » S’énerva Melvyn.

            Le prêtre lui mit calmement la main sur l’épaule, Melvyn regrettait de s’être emporté mais il sentait une exaspération encore plus grande chez le prêtre. Ce dernier soupira longuement et réajusta ses lunettes, avant de prononcer d’une voix grave et basse.

            « Retirez cet article, sinon ne doutez pas que l’enquête du C.I.G soit très sévère cette année. » Lui assura Clément.

            « J’hallucine, bredouilla Melvyn, vous iriez jusqu’à corrompre le C.I.G pour empêcher les gens de mourir où ils veulent ? » S’indigna Melvyn.

            « Tirez-en les déductions qui vous arrangent, j’essaie juste de faire respecter l’ordre et la sécurité sanitaire à mon simple niveau.« 

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            Melvyn retira vivement la main du prêtre de son épaule, détournant le regard, il reprit la cueillette.

            « Je ne suis pas seul à prendre les décisions, il faut que je voie avec mes associés… » Se contint Melvyn.

            « Réfléchissez vite et bien, vous n’avez plus que deux jours. » Annonça l’homme d’église.

            Le prêtre se redressa et partit, laissant Melvyn à ses réflexions, alors que ses voisins de champs s’approchaient pour lui demander ce qu’il s’était passé. Il prit la cagette de choux, la chargea sur la charrette et leur répondit à contre-cœur.

            « Tout va bien.« 

*

            Il était 10h du matin, Melvyn était rentré juste à temps pour le couvre-feu diurne. La dernière heure avait été particulièrement chaude. Lorsqu’il avait fini de charger les légumes à 9h30, il ne fut pas mécontent de se retrouver à l’ombre de la canopée urbaine. Il avait rapidement filé chez lui, non pas pour éviter une amende, mais surtout pour éviter un malaise.

            Les patrouilles de drones avaient commencé, cela avait fait beaucoup de bruit à Trets, la mise en service drones de surveillance. Mais quand les derniers policiers faisant de la résistance, pour patrouiller en personne, avaient eu un malaise, les Tretsois avaient revu leur jugement. Les drones étaient bien plus pratiques et commandés par ces mêmes policiers.

            Léna et Jade étaient là aussi, elles semblaient satisfaites de leur collecte d’infos du matin. Aussi Melvyn ne voulait-il pas les déranger avec la venue du père Clément, mais il devait leur en parler rapidement. L’enquête du C.I.G commençait Jeudi et il n’était pas sûr que le prêtre ait le bras aussi long que ce qu’il prétendait, mais pouvait-il prendre le risque de l’ignorer ? Il n’en était pas sûr non plus.

             Alors qu’à 11h ils s’apprêtaient à prendre leur repas quotidien, ils mirent la table dans la cuisine. La seule pièce allumée de la maison à cette heure, tous les volets étant clos et les doubles-vitrages fermés, pour éviter la chaleur atroce de l’extérieur.

            Alors qu’ils commençaient à manger, Melvyn demeurait encore interdit, ses deux colocataires le regardant avec inquiétude, bien que Jade le laissât moins paraître, Léna se décida à briser la glace.

            « Ça manque d’assaisonnement Melv ? » demanda-t-elle d’un air innocent.

            Melvyn regarda son assiette, la salade composée était riche d’au moins cinq légumes différents et avait sacrément bon goût. Il poussa néanmoins l’assiette et s’accouda à la table, croisant ses avant-bras.

            « J’ai reçu une visite dont je dois vous parler. » Déclara-t-il.

            « Attends je bois un coup, avant de m’étouffer. » railla Jade.

            « Tu ne crois pas si bien dire car il y a de quoi. Un prêtre s’appelant père Clément, à ce qu’il m’a dit, est venu à moi alors que je m’occupais des champs citoyens.« 

            « Et qu’est-ce qu’il voulait ? » s’enquit Léna.

            « Qu’on supprime l’article du père Mathias, purement et simplement.« 

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            Melvyn illustra l’idée en passant sa main sur la table, comme pour enlever la poussière.

            « Ben il va mystiquement aller se faire voir ailleurs, si on y est. » affirma Jade

            « On s’y attendait un peu Melv. » sourit à demi Léna.

            « Pas faux, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il a dit ensuite. Il menace d’influencer le C.I.G pour faire fermer notre blog… » Révéla Melvyn.

            Les deux jeunes femmes eurent un mouvement de recul. Jade jura en signe d’indignation et elle commença à marteler de ses doigts, la table de bois, sans plus dire un mot. Léna reprit plus vite contenance.

            « Mais le C.I.G est censé être l’organisme le moins corruptible. » Précisa-t-elle.

            « C’est ce que je croyais aussi Lén’, c’est ce que je croyais aussi… » Soupira Melvyn.

            « Il a des preuves ton père, pas si Clément que ça, de ce qu’il peut faire ? » apostropha Jade.

            « Il ne m’a pas cité de noms, il n’est pas allé plus loin. Il est peut-être juste en train de bluffer. Si ça se trouve cette histoire ne gêne que lui, il n’est peut-être même pas épaulé par l’Église. » Espéra Melvyn.

            « Oui mais vu leur position sur le sujet de l’enterrement en vraie terre, c’est aussi fort possible que ce soit leur porte-parole du coin. » reprit Léna.

            Ils avaient arrêté de manger, Jade ne tapotait plus sur la table, les trois personnages semblaient pris dans leurs réflexions.

            Melvyn commençait à extrapoler, si jamais le blog s’arrêtait, ils perdraient un si maigre revenu que leur revenu universel leur suffirait amplement. Bien qu’il sache que ce système ne se maintenait pas s’il y avait trop de désœuvrés. Or le chômage, ou plutôt l’inactivité, n’avait jamais été aussi basse en France, que ces trois dernières années.

            Il ne pouvait s’y résoudre, le blog, le journalisme c’était leur passion à tous les trois. Ce qui les avait réunis dans cette maison, c’était ce blog. Il se doutait que les filles ne partiraient pas forcément mais elles le pourraient.

            Et si cela arrivait, leur vie commune lui manquerait.

            Il savait très bien que perdre une activité professionnelle n’était pas grave en cette époque. Les collectivités veillaient au grain, pour proposer toujours plus de petits boulots qui convenaient très bien aux périodes de réorientation. Le collectivisme ayant repris peu à peu le pas sur l’individualisme, avait créer une manne d’opportunités. On n’hésitait pas à recommander les Curriculum vitae entre amis et connaissances, il se pouvait même que l’on trouve un poste en faisant ses courses au marché.

            Ce qui dérangeait énormément Melvyn c’était d’avoir à taire l’information. Sa vocation était d’informer et il n’avait pas envie de renoncer sur les paroles d’un seul type, sorti de nulle part. La mise en garde du prêtre était contraignante, angoissante certes, pour autant il ne voulait pas encore lui accorder trop de crédit, car rien ne lui prouvait que son détracteur puisse mettre sa menace à exécution.

            Il put voir sur le visage de ses deux amies qu’elles n’avaient pas l’air de vouloir abandonner non plus.

            « Je n’ai pas trop envie de nous museler à vrai dire. » Déclara Melvyn.

            « Moi non plus Melv, il est super ton article. Si jamais ces menaces sont réelles, au pire on refera un autre blog. » Poursuivit Léna.

            « Tu es bien optimiste Léna, l’interrompit Jade, tu sais qu’on devra refaire étudier le projet. Et si l’on s’est déjà fait rayés une fois, c’est plus dur d’avoir un nouvel accord, on ouvre plus les sites comme avant.« 

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            « C’est vrai que ça se renforce encore et encore, cette histoire de contrôle. Mais bon, tu me diras, il doit bien encore traîner toujours autant de porno et de sites illégaux, ils sont juste passés dans le darkweb. » Affirma Léna, avec de grands gestes.

            « Tu veux qu’on passe du côté obscur Léna ? Tu veux vendre des clés usb sous le manteau à la sortie des marchés ?« s’amusa Melvyn.

            « Hé ! Je serais trop classe en hors-la-loi, ne dis pas le contraire. » Rétorqua Léna.

            Elle afficha un sourire satisfait en écartant les bras, faisant mine de les défier. Les deux interpellés eurent un petit rire, juste un souffle, mais qui les dérida un peu.

            « Allez les amis, on s’était dit qu’on ne craquerait pas. Que ce soit face à la pression, aux intimidations ou aux secrets. Là on a une vraie épreuve, on la passe en beauté et on défonce les barrières !« Exulta Léna.

            « Tu es toujours aussi insouciante Léna, soupira Jade, et c’est pourquoi je t’adore. Au pire effectivement, on ne risque pas notre vie.« 

            « Alors d’accord, acquiesça Melvyn, on ne lâche rien et je vais mettre un beau titre en doré sur mon article. Est-ce que je garde ‘Oh Papy ne prend pas racines !’ ?  » Cria Melvyn.

            Avec un rire commun ils joignirent leurs mains, dans une parodie des trois mousquetaires. Et les levèrent au ciel en criant pour la liberté, ce qui leur déclencha de grands sourires naïfs. C’était vrai, non ? Rien de grave ne pouvait leur arriver, n’est-ce pas ?

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